Notre besoin vital d’un Liban indépendant et pluraliste

Engagé depuis de nombreuses années en faveur de la cause des chrétiens d’Orient, François Fillon est convaincu qu’il ne peut y avoir de paix durable au Proche-Orient sans préservation de la diversité culturelle et religieuse. L’ancien Premier ministre et président de l’Association Agir pour la Paix avec les Chrétiens d’Orient plaide pour un Liban indépendant et pluraliste.

TRIBUNE de François Fillon dans la Revue Politique et Parlementaire

Écrire sur le Liban ? En avons-nous encore le droit, nous Français qui avons rangé au grenier de nos souvenirs et de notre grandeur fanée la relation spéciale, unique qui nous liait au seul pays au monde où « Islam et Chrétienté ont réussi une convivialité que ses institutions politiques favorisent » selon la formule du général de Gaulle ?

Car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque l’on célèbre le centenaire du Liban : du miracle cabossé que représente la coexistence des chrétiens, des sunnites, des chiites, des Druzes accrochés aux pentes du mont Liban comme à un refuge sans cesse menacé par le repli communautaire, sectaire, exclusif qui est désormais la règle au Moyen-Orient.

Certes, ces institutions politiques idéalisées par de Gaulle ont souvent failli. Elles n’ont pu éviter la terrible guerre civile qui ravagea le pays quinze ans durant et elles ont leur part de responsabilité dans la catastrophe terrible qui vient de ravager Beyrouth comme dans la crise économique et sociale profonde qui a conduit des dizaines de milliers de Libanais dans la rue en 2019 et 2020.

Mais bien plus que les institutions, ce sont les erreurs commises par la communauté internationale à l’égard du Liban et les errements des dirigeants politiques libanais eux-mêmes qui ont conduit à l’impasse angoissante dans laquelle se trouve aujourd’hui le pays du Cèdre.

La faute initiale réside dans l’incapacité du monde à apporter une réponse juste à la question palestinienne. Le Liban en a payé le prix fort et les fondamentalistes islamiques y ont puisé le carburant qui les a conduits jusqu’à la poussée totalitaire incarnée par l’État islamique en Irak et au Levant. La question palestinienne est une plaie profonde qui rend impossible la construction d’une paix durable au Moyen-Orient. Le temps n’y fera rien. L’oubli n’existe pas pour les peuples sacrifiés. Les épreuves se sont ensuite enchaînées avec, dans le désordre, l’avènement de la République islamique en Iran, la dépendance de l’Occident au pétrole indispensable à son développement, l’échec des tentatives de laïcisation en Égypte ou en Turquie, la destruction de l’Irak et l’incapacité des Occidentaux à appréhender la crise syrienne. Bref, il semble que tous les éléments se soient ligués contre le malheureux Liban qui s’est recroquevillé sur ses clans impuis- sants à enrayer la chute de son économie et l’intervention grandissante de l’Arabie Saoudite et de l’Iran dans la vie du pays.

On me dira que le Liban est plus compliqué que cela et que je ne serai jamais en mesure d’en comprendre l’âme profonde et le mode d’emploi intime. Je ne le sais que trop pour avoir expérimenté très directement ces vérités multiples qui le caractérisent et pour avoir ressenti la même affection pour des leaders charismatiques que pourtant tout opposait.

Aussi mon propos à l’occasion du centenaire du Liban ne consistera pas à tenter de trouver et encore moins d’imposer des solutions à la crise libanaise que seul le peuple libanais pourra résoudre pour peu que la communauté internationale se dresse enfin pour le protéger des influences néfastes de ses voisins.

Non, je voudrais célébrer cet anniversaire en démontrant que le Moyen-Orient et au-delà l’Europe ont un besoin vital d’un Liban indépendant et pluraliste.

L’émergence de ce que j’appelle depuis longtemps déjà le totalitarisme islamique, dont les manifestations les plus spectaculaires ont été les attentats du 11 septembre 2001 perpétrés par Al-Qaïda et l’irruption de l’État islamique en Irak et au Levant, constitue une menace considérable pour une immense partie du monde. Il ne s’agit pas d’un phénomène marginal limité dans le temps et dans l’espace mais bien d’un mouvement profond qui n’a cessé de progresser depuis trente ans. Du Pakistan à l’Afrique occidentale, de l’Asie du Sud-Est aux banlieues européennes, les fondamentalistes qui dissimulent sous le voile de l’Islam un projet politique totalitaire aussi insensé que dangereux gagnent du terrain et accroissent leur emprise sur les esprits que la barbarie de Daesh ne semble pas décourager.

Le repli communautaire est désormais la règle au Moyen-Orient ou les États se définissent de plus en plus par leur appartenance religieuse exclusive. La première conséquence de ce durcissement sectaire est l’ostracisation systématique des chrétiens comme de toutes les minorités qui ne sont plus en sécurité nulle part à l’exception du Liban et de quelques États du Golfe. Cette situation porte en germe des affrontements multiples sous couvert de guerre de religion et promet à la région des décennies de violence et de souffrance. L’Europe et singulièrement la France ne pourront pas échapper aux conséquences politiques, économiques et sociales de cette situation.

L’imbrication de nos histoires, de nos cultures et de nos peuples nous rendent totalement dépendants et nous obligent à affronter ensemble cette menace totalitaire aussi absurde et aussi dangereuse que celle qui a marqué le vingtième siècle.

Au milieu de ce sombre tableau, une flamme vacillante brûle encore : celle d’un Liban multiconfessionnel ou l’irréparable séparation n’a pas encore eu lieu malgré les atrocités de la guerre civile, malgré les efforts des puissances voisines et malgré l’aveuglement de dirigeants dynastiques qui font penser à l’orchestre du Titanic.

C’est dire si l’envie de vivre du peuple libanais est plus forte, c’est dire si la cohabitation des communautés est possible, c’est dire si la survie du Liban est nécessaire.

Il y a donc un intérêt vital pour les Européens à sauver le Liban du désastre en lui apportant un soutien économique et financier d’urgence et en pesant de toutes leurs forces sur les puissances de la région pour qu’elles renoncent à en faire le théâtre de leurs affrontements. Mieux, pour qu’elles comprennent que leur avenir même se joue dans la survie ou la disparition du Liban pluraliste. Dans cet effort collectif inédit, l’Europe doit accepter le renfort de la Russie devenue un acteur incontournable dans la région et profiter du changement d’administration à Washington pour tenter d’infléchir une politique américaine qui n’a fait qu’accroître les tensions sans en résoudre aucune.

Le meilleur service qu’on puisse rendre au Liban, c’est de créer les conditions politiques, économiques et sécuritaires suffisantes pour que les Libanais soient réellement en mesure de régler eux-mêmes leurs problèmes sans intervention étrangère d’où qu’elle vienne, sans pressions aussi inutiles que contre-productives.

Je n’ignore pas l’extrême difficulté de cette voie, mais il n’y en a pas d’autre.

Cela passe par la prise en charge des réfugiés qui ont fui la Syrie et l’Irak. Cela passe par le sauvetage de la livre et la mise en place d’une politique massive de soutien pour relever l’économie du pays. J’entends qu’il faudrait conditionner cette aide à la mise en œuvre de réformes politiques profondes. C’est malheureusement une vue de l’esprit. Avant que la première de ces réformes ne produise quelques effets, le Liban aura implosé sous les coups de la crise économique et sociale et il sera submergé par la vague de sectarisme et d’intolérance qui monte de partout autour de lui.

Car derrière le combat pour le Liban se profile le combat pour le respect des minorités religieuses au premier rang desquelles les chrétiens d’Orient dont l’élimination est en marche, pour le respect des intellectuels qui n’oublient pas Averroès, pour le respect des femmes qui rêvent d’égalité, pour le respect des musulmans qui veulent s’affranchir des conflits religieux, pour le respect des juifs qui ne peuvent espérer la paix et la sécurité pour leurs enfants dans un Moyen-Orient radicalisé, pour le respect aussi des hommes de foi qui croient à la richesse du dialogue œcuménique.

Prendre le parti du Liban c’est prendre le parti de la diversité, c’est prendre le parti de toutes celles et tous ceux qui aspirent à une société plus tolérante et plus ouverte.

Et le jour où cette société s’éveillera, alors le spectre du choc des civilisations s’éloignera. Un nouveau départ s’annoncera entre l’Orient et l’Occident.

C’est un rêve diront les sceptiques ! Non, c’est un projet, et le Liban en est la clé.