Actes du colloque du 12 décembre
L’Association « Agir pour la Paix avec les Chrétiens d’Orient », présidée par M. François Fillon, Ancien Premier ministre, a organisé le 12 décembre 2019 un colloque intitulé « Construire la paix au Proche-Orient par la promotion de la diversité culturelle et religieuse ». Ce colloque était placé sous le parrainage du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes, présidé par le Sénateur Bruno Retailleau.
Les trois tables rondes de la journée riches en contributions et en débats ont permis aux intervenants de s’accorder sur un constat : méconnus, peu ou mal défendus par les pays occidentaux, les Chrétiens d’Orient dont la culture est pourtant précieuse à l’ensemble des civilisations méditerranéennes, voient leur situation se dégrader d’année en année. Et ce, parallèlement à une montée du fondamentalisme, de l’intolérance et des tensions intercommunautaires dans l’ensemble de la région. Cette dégradation continue est d’autant plus dommageable et inquiétante que le maintien des communautés chrétiennes présentes en Orient depuis les origines de l’ère moderne conditionne celui des autres minorités de la région.
L’éviction des chrétiens, l’étouffement de toute diversité culturelle et religieuse, éloignent les perspectives d’une paix durable et pourraient bien participer au déclenchement d’un conflit de civilisation aux conséquences imprévisibles.
De ce constat découle le projet porté par François Fillon et son association : Agir, par la promotion de la diversité culturelle et religieuse, pour les Chrétiens d’Orient et ainsi agir, avec les Chrétiens d’Orient, pour la Paix.
Programme
10h00 Accueil des participants
10h30 Propos introductifs
Bruneau RETAILLEAU, Président du groupe de liaison, de réflexion de vigilance et de solidarité avec les chrétiens, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes
François FILLON, Ancien Premier ministre, Président de l’Association Agir pour la Paix avec les Chrétiens d’Orient
11h00 Première table ronde : « Rebâtir un projet collectif pour les Chrétiens d’Orient »
Modérateur : M. Bruno COURTOIS
Intervenants :
Cardinal Louis Raphaël 1er SAKO (diffusion d’un message vidéo), Patriarche de Babylone des Chaldéens (Irak)
Père Ziad HILAL, Jésuite syrien
M. Bertrand BESANCENOT, Ambassadeur de l’Ordre Souverain de Malte au Liban
M. Toufic BAAKLINI, Président de l’Organisation américaine IDC (In Defense of Christians)
12h15 Interventions
– M. Gérard LARCHER, Président du Sénat
– M. Hubert VÉDRINE, Ancien ministre, Président de l’Institut François Mitterrand
14h15 Deuxième table ronde : « La diversité culturelle et religieuse, ferment de paix »
Modérateur : M. Joseph MACÉ-SCARON
Intervenants :
Monseigneur Pascal GOLLNISCH, Directeur Général de l’Œuvre d’Orient
M. Luc FERRY, Ancien ministre, Philosophe
M. Pascal BRUCKNER, Philosophe et écrivain
Mme Nayla TABBARA, Co-fondatrice de la Fondation inter-religieuse Adyan (Liban)
16h00 Troisième table ronde : « Comment construire une paix durable au Proche Orient ? »
Modérateur : M. Guillaume TABARD
Intervenants : Mme Mary McALEESE, Ancienne Présidente de la République d’Irlande
M. José-Maria AZNAR, Ancien Premier ministre d’Espagne, Président de la FAES
M. Neemat FREM, Membre du Parlement libanais
M. Bruno RETAILLEAU, Président du groupe de liaison, de réflexion de vigilance et de solidarité avec les chrétiens, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes
17h45 Conclusion
M. François FILLON, Ancien Premier ministre, Président de l’Association Agir pour la Paix avec les Chrétiens d’Orient
Propos introductifs
Après avoir salué les parlementaires et participants et excusé le Président du Sénat qui interviendra en fin de matinée, M. Bruno RETAILLEAU s’est dit heureux d’accueillir ce colloque et a remercié M. François Fillon d’en avoir eu l’initiative. Il a introduit son propos en soulignant combien la situation au Moyen Orient évolue vite et noté que si le colloque avait été organisé l’année précédente, l’espoir s’y serait trouvé plus vif : la chute de Mossoul et Raqqa annonçaient la défaite de l’Etat Islamique au Levant, alors qu’en Irak, un nouveau premier ministre prenait la voie de la réconciliation en consacrant le 25 décembre comme jour férié. Le sénateur a déploré le retour en Irak et au Liban de crises qui, malgré leurs différences ont des causes communes : corruption, immobilisme, blocages, et sentiment chez les jeunes de voir leur avenir sacrifié. Le retrait des Etats-Unis et l’offensive contre les Kurdes en Syrie contribuent à la dégradation de la situation régionale en faisant craindre une renaissance de Daesh. Conformément à la permanence de l’histoire qui veut que les minorités souffrent les premières de la déstabilisation des Etats, Bruno Retailleau a constaté et anticipé une détérioration de la situation des chrétiens. Il a rappelé l’ampleur de l’exode de ces communautés : sur les 1,5 million de chrétiens présents en Irak en 2003, il n’en resterait que 400 000 aujourd’hui.
Rappelant l’importance de réaliser une paix durable dans le respect des minorités qui font l’identité de la région depuis des siècles, il s’est félicité que le groupe de liaison créé en 2015 au Sénat soit aujourd’hui le plus important des groupes transpartisans de l’hémicycle. Il a rappelé le devoir historique et moral de médiation qui incombe aux chrétiens, et qui fait d’eux des acteurs de la paix. Pour atteindre cette paix, la reconstruction matérielle des pays touchés par la guerre doit s’accompagner d’une reconstruction immatérielle qui dépend elle-même de trois conditions : D’abord, la réconciliation, que doit permettre une œuvre de mémoire et de justice. Ensuite, la citoyenneté, qui devra s’imposer aux confessions pour renforcer l’unité sociale. Enfin, la reconstruction culturelle, qui enracine les hommes dans une histoire commune. Une dernière condition, de nature différente, est la cessation des ingérences étrangères.
M. Retailleau a conclu son intervention en évoquant la situation actuelle au Nigeria, où les chrétiens sont aussi persécutés et massacrés, et a émis à l’occasion de Noël un vœu d’espérance en faveur des Chrétiens et des autres minorités du Proche et Moyen-Orient.
Remerciant chaleureusement les intervenants, M. François FILLON a brièvement exposé l’origine de son engagement pour les Chrétiens d’Orient, les raisons qui l’ont conduit à créer son Association et l’objet de ce premier colloque. Il a témoigné du fait que trente années passées à arpenter le Moyen-Orient l’ont convaincu que les conditions d’existence des minorités et la situation d’ensemble de la région étaient liées. Que si l’exode des Chrétiens et des minorités, avec la montée de l’intolérance et du sectarisme, ne pouvait qu’être source de conflits et de déstabilisation régionale, leur maintien chez eux pouvait être un facteur de paix, tant entre les pays de la région, qu’entre la région et l’Europe, éloignant la perspective d’un choc des civilisations.
Ainsi, la défense des Chrétiens d’Orient par les pays occidentaux ne doit pas être motivée par le seul fait d’avoir une foi ou un héritage spirituel en partage, mais par la conviction que leur présence est à la fois le symbole et l’instrument du pluralisme religieux et de la tolérance, facteurs de paix et de prospérité au Moyen-Orient et ouvrant la voie à la création d’un pont solide et durable entre les rives de la Méditerranée.
En conclusion, M. François Fillon a précisé le programme du colloque, présentant en quelques mots chacun des intervenants de cette journée
Table ronde n°1 : Rebâtir un projet collectif pour les chrétiens d’Orient
Dans un message diffusé en vidéo, le cardinal Louis SAKO, patriarche de l’Eglise catholique chaldéenne a remercié Monsieur Fillon d’avoir organisé ce colloque et regretté de ne pouvoir y participer physiquement, préférant rester auprès des irakiens dans le moment difficile qu’ils traversent. Il a insisté sur le caractère à la fois chaotique et crucial de la situation de son pays. Chaotique, car en dépit des tentatives du gouvernement, le dialogue peine à s’établir avec les manifestants qui réclament un changement de régime, ce qui génère d’importantes violences. Crucial, car les revendications du peuple vont dans le sens d’une société civique et pluraliste, permettant aux individus de vivre libres. Sa Béatitude a souligné combien, dans ce contexte, l’organisation du colloque était opportune et a souhaité « qu’il éclaire notre chemin vers la paix ». La suite de l’intervention du cardinal Sako était toute entière consacrée au meilleur moyen d’obtenir, selon lui, cette paix civile : le développement d’une réelle citoyenneté. Celle-ci devant permettre de faire des différences des communautés des complémentarités. Cela permettrait de dépasser le paradoxe d’un pays bloqué entre le sectarisme et la modernité, où les lignes de fractures tribales, culturelles et religieuses sont encore importantes mais ne correspondent plus aux valeurs d’une partie croissante de la population. Se félicitant du fait que, chez les chrétiens, la séparation du temporel et du spirituel est acquise, il appelle à ce que l’ensemble des pays de la région s’inspirent des valeurs démocratiques. Après avoir déploré la méconnaissance de l’apport des chrétiens d’Orient aux autres civilisations et espéré leur inclusion dans les manuels d’histoire, il a proposé une liste d’actions concrètes qui permettraient à court terme l’éclosion de la citoyenneté : une nouvelle constitution qui permette un fonctionnement des institutions libéré des tribus, la nomination des fonctionnaires sur le seul critère de la compétence, la disparition de la mention de la religion sur les cartes d’identité, une moindre automaticité de la transmission de la religion musulmane, et des politiques de sensibilisation à la diversité religieuse et de lutte contre les réflexes tribaux. Il a clos son intervention réaffirmant qu’il n’y avait qu’un chemin viable pour la coexistence des religions, celui tracé en février 2019 par le Pape François et le grand Imam de la Mosquée Al-Azhar dans le Document sur la Fraternité Humaine.
Animée par Bruno COURTOIS, la première table ronde rassemblait le Père Ziad HILAL, jésuite syrien, M. Bertrand BESANCENOT, Ambassadeur de l’Ordre Souverain de Malte au Liban et M. Toufic BAAKLINI, Président de l’Organisation américaine IDC.
Témoignant de son activité sur le terrain en Syrie, le Père Ziad HILAL a fait état de l’écoute obtenue auprès des pouvoirs publics internationaux. Il a cité pour preuve le travail de médiation mené par l’Eglise auprès de Paris et Genève et qui, dès la fin des combats à Homs, a permis d’évacuer les rebelles et de commencer un travail humanitaire de reconstruction de la ville impliquant musulmans et chrétiens. Il s’est dit satisfait des fruits du travail de sensibilisation mené en lien avec Mgr Gollnish auprès des donateurs. Des projets concrets ont ainsi pu être mis en œuvre, afin notamment de transformer les enfants de la guerre en « enfants de paix ». Déplorant que neuf ans d’efforts n’aient pas permis d’obtenir la paix, il s’est dit déterminé à persévérer dans son travail de sensibilisation, espérant qu’il permette à terme le retour des 12 millions de déplacés et 5 millions de réfugiés dans leur foyer. Interrogé sur les conditions de vie des chrétiens en Syrie, le Père Hilal en a d’abord constaté la disparition massive : du fait de l’insécurité, la moitié de la communauté chrétienne a fui le pays. Pour ceux qui restent, sauf dans les zones hier contrôlées par l’EI, la liberté de culte est assurée et les chrétiens sont intégrés à la société. Au même titre que les autres, ils souffrent néanmoins des conséquences de la guerre, du chômage et de la crise économique. Dans une société par ailleurs fracturée entre chiites et sunnites, il a réaffirmé que les chrétiens, et notamment grâce à leurs écoles ouvertes à tous, sont nécessaires à la paix.
M. Bertrand BESANCENOT, faisant remarquer que le projet de bâtir un projet collectif pour les chrétiens d’Orient était un « vaste programme » (De Gaulle), il n’en était pas moins nécessaire, tant la région présentait une image désolante d’intolérance et d’instabilité. Il s’est toutefois attaché à mettre en lumière les différences entre pays. En Irak, l’agression de Daesh a provoqué un départ massif des chrétiens, dont la majorité, réfugiés au Liban, ne veut pas rentrer du fait de l’instabilité persistante. En Syrie, les chrétiens sont menacés par la présence de Daesh au Nord et à l’Est du pays. Dans les autres pays (Liban, Jordanie, Egypte, Palestine), ils ne seraient pas spécifiquement menacés, mais le marasme économique et l’instabilité politique poussent de nombreux jeunes chrétiens éduqués à émigrer vers l’Europe, l’Amérique ou l’Australie. Malgré ces différences, M. Besancenot a souligné le lot commun des chrétiens d’Orient : partout minoritaires, ils sont confrontés à une intolérance plus ou moins forte, et qui, au regard de l’histoire, semble endémique. Cette intolérance s’est renforcée avec l’intervention américaine de 2003 et la rupture des équilibres régionaux qu’elle a provoquée. Les moyens d’une aide reconnue par tous comme nécessaire ne font pas consensus. Les chrétiens les premiers veulent à tout prix éviter d’apparaître comme une enclave occidentale. Dans ce contexte M. Besancenot a suggéré comme « projet collectif » aux chrétiens de la région, le soutien déterminé aux valeurs démocratiques et à la tolérance, afin que les nouveaux printemps arabes débouchent sur des régimes conformes à ces valeurs. Citant la réponse du patriarche Hoyek à Clemenceau, il a rappelé que les chrétiens, dont « la vocation est de vivre avec et pour les autres » devaient être « le levain dans la pâte, un ferment de liberté et d’ouverture à la modernité ». Cette action chrétienne au service de toutes les communautés est ce à quoi s’attelle l’Ordre de Malte.
Interrogé sur la sensibilité des américains à cette question, M. Toufic BAAKLINI a tenu a affirmé qu’avant 2013, l’opinion publique américaine ignorait jusqu’à l’existence des chrétiens d’Orient. Depuis, le travail mené par l’association In Defense Of Christians a néanmoins porté ses fruits. La sensibilisation du Congrès a notamment permis l’adoption de résolutions reconnaissant les chrétiens comme la minorité la plus persécutée, et condamnant la perspective d’un génocide. Il a insisté sur l’implication inédite de l’administration Trump, dont témoignent par exemple les sanctions adoptées contre la Turquie pour obtenir la libération du pasteur Branson, ou la mobilisation par Mike Pence de 450 millions de dollars en soutien aux chrétiens d’Orient. M. Baaklini a par ailleurs tenu à saluer l’implication de la Hongrie. Enfin, il a rappelé que si un important travail était réalisé avec le Liban, il était nécessaire d’améliorer la capacité à travailler aussi avec des gouvernements non démocratiques.
Sur la question de savoir si la laïcité pouvait être un horizon pour les pays de la région, M. BESANCENOT et le Père HILAL se sont accordés sur le fait qu’il était prématuré d’y penser. Le premier a ainsi remarqué que le mot arabe Madali , utilisé par certains manifestants, ne signifiait pas « laïc », mais « civil ». Aussi, il serait illusoire de vouloir imposer une notion peu familière à ces sociétés. Le développement de la citoyenneté et de la tolérance est pour l’instant l’objectif final et pourrait, dans un deuxième temps, constituer une étape vers la laïcité.
Tous deux s’accordent aussi sur l’importance de l’humanitaire pour aider les différentes communautés à vivre ensemble. Le père HILAL a remarqué que l’humanitaire, avec le dialogue inter-religieux, était évoqué par le Document sur la Fraternité Humaine, comme moyen de construire des ponts entre les différentes confessions. M. BESANCENOT a illustré la pertinence de ce projet par le fait que des infirmières chiites n’hésitent pas à porter le symbole de la croix de l’ordre de Malte dans leur activité d’assistance aux plus démunis.
Interrogés sur la situation libanaise, tous les intervenants ont interprété la présence indifférenciée de chrétiens et musulmans dans les cortèges comme un signe encourageant de concorde civile. M. BESANCENOT fait valoir que, si les résistances du système sont fortes, la détermination des manifestants n’est pas moindre. Pour autant, la situation est aussi jugée inquiétante. Le Père HILAL a notamment rappelé que l’économie syrienne était très dépendante de sa voisine, et que la crise monétaire que traverse le Liban menace déjà le financement d’actions humanitaires dans son pays.
Quant aux relations entre les chrétiens d’Orient et l’Occident, M. BESANCENOT a tenu à rappeler la sensibilité de la question. À l’instar de la Russie avec l’Eglise Orthodoxe, la France a en effet été la protectrice attitrée des communautés chrétiennes d’Orient. M. BAAKLINI affirme d’ailleurs qu’elle est encore considérée comme « la mère du Liban ». Mais pour l’Ambassadeur de l’Ordre de Malte, ces affinités électives sont moins prégnantes aujourd’hui, et les héritages du passé tendent à être transcendés sur le terrain par le sentiment d’une citoyenneté commune, et d’un destin collectif. Ce sentiment requerra pour se concrétiser une sortie de crise viable, mais justifie la sympathie de beaucoup à l’égard des manifestants.
Pour que les jeunes chrétiens cessent d’émigrer, M. BAAKLINI a insisté sur l’importance de l’aide économique. Il préconise de travailler auprès des grandes entreprises, comme IDC l’a fait avec Microsoft ou Intel, afin qu’elles créent des filiales et de l’emploi qualifié sur place. Mais il a aussi rappelé l’importance des enjeux sécuritaires. D’accord sur le fait que, sauf la sécurité, il n’y avait pas de bonne raison pour laisser derrière soi une histoire vieille de deux mille ans, le Père HILAL a insisté sur les souffrances de ceux qui sont partis, et qui désirent rentrer. Aux pays occidentaux qui se mobilisent à leur chevet, il demande une « aide » plutôt qu’une « protection ». Une aide pour construire la paix qui, une fois obtenue, permettra à ces communautés de vivre chrétiens, en Orient.
Intervention du président du Sénat Gérard Larcher
M. Gérard LARCHER a pris la parole pour saluer l’engagement de François Fillon et du groupe de liaison présidé par Bruno Retailleau et s’est félicité de la présence au Sénat d’hommes de foi, de responsables politiques, de diplomates et d’intellectuels dévoués à la cause des minorités d’orient. Il a exprimé une pensée particulière pour le Cardinal Sako et pour l’Irak ainsi que pour les Kurdes de Syrie, dont il a rappelé que la résistance contre Daesh avait été la première lueur d’espoir au Levant. Si la victoire militaire est désormais acquise, la paix ne l’est pas, comme en témoigne l’assassinat du père Ibrahim dans l’Est de la Syrie le 11 novembre 2019. Malgré les alertes anciennes des patriarches, le seuil critique est peut-être atteint et le Président du Sénat se pose la question de la réversibilité de l’exode des chrétiens. Aux espoirs du Père Hilal, il a opposé la brutalité des statistiques, tout en reconnaissant que l’accueil des réfugiés par les pays occidentaux n’était pas la solution idéale. À propos du Liban, Gérard Larcher voit dans la fraternité inédite des manifestants un signe d’espoir, quand bien même le sentiment de devenir minoritaire a pu nourrir chez les chrétiens des désirs d’exil. L’enjeu principal est pour lui de prévenir et d’empêcher cet exode, sans quoi le Liban perdrait la diversité religieuse qui fonde son identité. Le rôle particulier de la France vis-à-vis de ce pays s’est vu réaffirmé. Changeant de continent, le Président du Sénat a ensuite déploré l’absence d’attention médiatique accordée aux souffrances des chrétiens du Burkina Faso et du Nigeria. Dans ce second pays où opère Boko Haram, il a affirmé qu’il existait un « ordre du jour » pour islamiser les terres chrétiennes. Partout, le départ ou l’élimination des minorités vident les pays de leurs forces vives et, au Levant en particulier, d’une partie brillante de leur histoire. Pour y mettre un terme, Gérard LARCHER insiste sur la proposition de Mgr Sako de développer une citoyenneté réelle qui dépasserait tout autre clivage. Il est logique que cette revendication se retrouve au Liban, car les accords de Taëf qui devaient faire émerger une citoyenneté dans le cadre de la nation n’ont jamais été appliqués. En revanche, il reconnait que vouloir une « loi de 1905 » pour les pays de la région est prématuré. Il faut d’abord accéder à une coexistence apaisée dans le cadre d’un Etat national constitutionnel assurant l’égalité des droits. L’Islam semble ouvert à une telle conception, comme en témoigne les mots de l’Imam d’Al-Azhar. Se référant au rapport de M. Personnaz, M. Larcher a proposé un triptyque – citoyenneté, défense du patrimoine, éducation multiconfessionnelle – qui permettrait au Moyen Orient, riche de son histoire chrétienne, de se projeter dans un avenir pacifique.
Intervention de Monsieur Hubert Védrine
Introduit par François Fillon comme « un esprit libre et non-aligné », M. Hubert VEDRINE a précisé les trois raisons de sa présence : La première est que l’invitation émanait de François Fillon avec qui il partage de nombreux points de vue en politique étrangère. La seconde parce qu’il considère que dans le contexte de « réislamisation » du Moyen-Orient, le sujet est très grave et révélateur. La troisième : qu’il n’y a pas de raison que seule la droite et les catholiques se préoccupent du sort des Chrétiens d’Orient.
Désireux que la France soit moins chimérique, il a rappelé que les Occidentaux avaient perdu le monopole de la puissance. Il a regretté qu’après la fin de l’URSS ils se soient illusionnés sur la « fin de l’histoire » et aient cru naïvement en une « communauté internationale », qui reste un objectif, honorable. Mais pas encore une réalité. Appelant les européens à renouer avec l’éthique de responsabilité, il les invite à s’engager en ayant conscience des réalités du monde, et à ne pas faire miroiter à des personnes et des peuples véritablement menacées une assistance ou une intervention dont ils n’auraient plus les moyens. Et de ne pas les exposer de façon irresponsable. Il remarque par ailleurs que les ingérences qu’impliquait ce soutien affiché a le plus souvent été, au cours des trente dernières années, peu concluantes voire contre-productive, et ont été de moins en moins soutenue par les opinions publiques occidentales. Toutefois, M. Védrine considère que s’interdire en France de manifester sa solidarité pour les chrétiens d’Orient, au nom d’une conception fausse de la laïcité, serait une faute philosophique et une injustice politique.
Pour commencer, il conviendrait de nommer le problème : pas l’Islam en soi, mais l’islamisme. Il constate qu’à la différence des pays arabo-musulmans, plus conscients, on peine à le faire en France pour diverses raisons.
D’abord, la sécularisation de la société et la croyance dans la laïcité ont installé l’idée erronée que les religions ne compteraient plus. Ensuite, le « remord » lié au passé colonial a rendu certains aveugles aux dangers de l’islamisme. D’autres jouent la carte électorale de l’immigration à majorité musulmane. M. Védrine constate que les responsables politiques Français ont été souvent lâches, et les appelle à ne pas se laisser intimider par des accusations d’« islamophobie » ou de « stigmatisation », qui confondent volontairement tout pour étouffer dans l’œuf toute analyse et prévention du phénomène.
Analysant la civilisation occidentale moderne comme née au XVIIIème de l’affranchissement de l’Église mais en laïcisant les valeurs chrétiennes, il rappelle la volonté politique qui a permis de parvenir à la loi de 1905 – compromis équilibré – et constate qu’aujourd’hui cette même volonté tarde à se manifester face à l’islamisme. La vidéo de 1953 dans laquelle Nasser parle sur un ton ironique du voile, permet de mesurer la régression de la liberté au Proche-Orient. Pour M. Védrine, tous ceux qui se préoccupent des chrétiens d’orient doivent dialoguer intensément avec les musulmans intellectuels, femmes et hommes politiques, penseurs, philosophes, qui pensent l’avenir de leur religion dans le respect des libertés. Pour ce faire, les politiques devront résister, en interne comme à l’international, à la pression des réseaux sociaux, véritable « machine à s’indigner » et à extrémiser, choisir les bons interlocuteurs.
En matière de politique extérieure, la France prenant souvent ses désirs pour des réalités, l’ancien ministre des Affaires Etrangères insiste sur l’impuissance de la « pensée magique », et sur la nécessité d’opter pour une ligne claire et de s’y tenir. Comme on ne pouvait hier lutter simultanément contre Daesh et le régime syrien, on ne peut aujourd’hui à la fois repousser les Turques, les Russes, obtenir l’indépendance des Kurdes, marginaliser Al-Assad et défendre les Chrétiens d’Orient et les Coptes tout en condamnant Sissi. Il faut choisir. Pour les Chrétiens d’Orient, l’urgence est de permettre la sauvegarde des modes de vie, de l’éducation organisée par les congrégations et le maintien des organisations, qui ont elles-mêmes tendance à se retirer.
N’ayant pas de « solution miracle », M. Védrine a voulu tenir un discours honnête et responsable. Convaincu que certains Etats arabes auront besoin dans les années à venir de construire une identité qui dépasse les clivages, il a invité les pays occidentaux à les y aider.
Table ronde n°2 : « La diversité culturelle et religieuse, ferment de paix »
M. Joseph MACÉ-SCARON a ouvert la discussion en introduisant l’hypothèse d’une réapparition de l’équation historique « une religion, une nation » au Moyen-Orient. Dans ce contexte, les religions, et leur diversité, peuvent-elles être un facteur de paix ?
Mgr GOLLNISCH a répondu par la positive, en posant toutefois la condition que les religions ne soient pas manipulées par le politique. À l’instar du sultan turc s’arrogeant le titre de Calife, le pouvoir peut avoir intérêt à utiliser la religion pour accroître son prestige et son autorité. Aucun chrétien d’Orient ne voulant aller au conflit avec les musulmans, il ne faut pas s’imaginer parler en leur nom lorsque l’on s’attaque à la communauté musulmane.
Interrogée sur la possibilité pour la région de se débarrasser de l’emprise du religieux, Mme Nayla TABBARA a répondu que ce n’était à son avis ni possible, ni nécessaire. L’échec de la tentative libanaise d’invisibiliser les religions, consécutive à la guerre des années 1990, en témoignerait. Pour elle, il est essentiel de distinguer l’identitarisme de l’appartenance religieuse. Le premier doit être combattu, mais il serait illusoire de prétendre se passer de la seconde. Celle-ci fait partie des mentalités et conditionne la façon de lire l’histoire, de se comporter au présent et de se projeter dans l’avenir. Plutôt que de les occulter, il faudrait les assumer et permettre un dialogue entre elles : reconnaitre les erreurs du passé et s’écouter pour construire un destin commun. D’où la notion centrale à l’émergence de laquelle travaille l’association Adyan : la « citoyenneté inclusive de la diversité ». Sans renoncer à son identité, elle implique que l’on veille à ce qu’une religion et ses symboles ne subjuguent pas les autres dans l’espace public. Pour Mme TABBARA, l’absence de revendication identitaire dans les manifestations du Liban témoignent du progrès de la citoyenneté inclusive et de l’opportunité de rebâtir le pays sur cette valeur.
Pascal BRUCKNER partage le pessimisme de Luc FERRY. Vu la gravité de la situation, l’enjeu est déjà pour lui de « sauver les corps ». Les chrétiens d’Orient, condamnés à disparaître de la région, seraient les premiers à en avoir conscience. Il a rappelé la terrible rumeur qui courrait dans les capitales du monde arabe avant la guerre des Six jours, et rapportée par Bernard Lewis dans son Livre Juifs en terre d’islam : « d’abord les gens du samedi, puis ceux du dimanche ». Pour M. Bruckner, l’exode des chrétiens d’orient devrait suivre celui des juifs. Comme ces derniers pendant la seconde guerre mondiale, les chrétiens d’Orient seraient victimes de « délaissement » (Levinas), soit du désintérêt profond des opinions publics pour leur sort. Le philosophe a témoigné des réactions étonnées, voire ironiques, de ses amis athées lorsqu’ils ont appris son engagement en leur faveur. Plusieurs raisons expliquent selon lui la perception négative de cette cause en France. Premièrement nous ignorons que la présence des chrétiens précède celle des musulmans. Assimilant tous les arabes aux musulmans, nous préjugeons que les chrétiens sont des colons, déposés en terre orientale par les croisades. Par conséquent, leur exode ne serait qu’un retour bien mérité. Second préjugé : le christianisme est par nature une religion oppressive, et l’Islam une religion opprimée. Assimilant le christianisme aux crimes de l’occident (colonialisme, oppression de l’homme blanc), nous tenons sa disparition comme un bienfait. Cela fonde une sympathie du progressisme de gauche pour l’islam, et compose au contraire un ensemble peu favorable au maintien des chrétiens d’orient sur place. La diversité religieuse n’y éclot pas et ne se vit aujourd’hui que sous les latitudes démocratiques, héritières de la chrétienté. Pour M. Bruckner, cela est d’autant plus dommageable que les Chrétiens ont joué dans l’histoire le rôle de tissu conjonctif atténuant le conflit entre chiites et sunnites. En résumé, le préjugé selon lequel l’islam serait à gauche et le christianisme à droite explique la faiblesse de la solidarité avec les chrétiens d’Orient.
Répondant au pessimisme des philosophes, Mgr. GOLLNISCH a tenu a montré qu’il n’ignorait pas l’existence d’un problème avec l’islam. Menacé par le rationalisme et l’individualisme, ce dernier serait en crise. En somme, l’islam devrait assumer en même temps 1905 et 1968, et ce défi alimente un sentiment de panique chez certains musulmans. Mais l’islam est divers et Mgr. Gollnisch, avec l’œuvre d’orient, veut le faire savoir. Il entend néanmoins que les musulmans se saisissent plus franchement des questions qui les concernent, car eux seuls sont en capacité de dire ce qui relève ou non de l’islam. Du côté des chrétiens, il conviendrait de prêter l’oreille aux musulmans qui conduisent cet aggiornamento, plutôt qu’à des représentants auto-proclamés qui sont rarement les plus pacifiques. Plus optimiste que MM. Ferry et Bruckner, le prélat a néanmoins alerté sur les conséquences de la disparition des chrétiens : exode des autres minorité, exclusivité des groupes aujourd’hui majoritaires, renforcement des identitarismes nationaux, et guerre. Il a enfin appelé à la renaissance de l’Union pour la Méditerranée.
La discussion s’engage ensuite sur plusieurs sujets, dont le premier est la question de la possibilité pour l’islam d’évoluer.
En désaccord avec MM. FERRY et BRUCKNER, dont elle a jugé les thèses désuètes, Mme TABBARA conteste l’amalgame entre musulman pieux et fondamentalistes. Elle a défendu la possibilité d’une interprétation des textes, dont témoigne les communications inédites d’Al-Azhar sur la démocratie depuis 2011. Les évènements du Liban, d’Irak et d’Iran augureraient de la réalisation concrète de cette ouverture et des progrès vers la citoyenneté inclusive de la diversité. Ravi de l’exportation de la notion de citoyenneté au Moyen-Orient, et désireux de son succès, Pascal BRUCKNER est demeuré toutefois sceptique. Il s’accorde en revanche sur l’analyse de Mgr GOLLNISCH. Pour lui, l’islam est davantage une religion blessée que conquérante. Atteinte hier par la colonisation, elle serait aujourd’hui humiliée par le succès d’Israël.
Sur la question des rapports à l’islam, Mgr GOLLNISH a insisté sur la nécessité de se prémunir de deux excès : l’angélisme, et l’amalgame. Pour preuve qu’il ne succombe pas au premier, il a assumé le terme de « génocide » pour les crimes commis par Daesh et regretté que les Européens n’en aient pas le courage. De surcroit, il s’est étonné que des bourreaux de Daesh, sous prétexte qu’elles sont des femmes, soient en Europe tenues pour victime. Pour preuve qu’il ne faut pas au contraire tomber dans l’amalgame, il a rappelé que dans de nombreux pays de la région, ce sont d’authentiques musulmans qui se sont dressés pour rejeter l’islamisme. Faisant remarquer que ce discours équilibré était celui des chrétiens d’Orient, Mme TABBARA a appelé à œuvrer, non pas à des alliances de minorités, mais au-delà, à la citoyenneté.
En définitive, tous les intervenants s’accordent, malgré leurs différences, à considérer la présence des chrétiens d’Orient comme un ferment de paix. Mgr GOLLNISCH a insisté sur le fait que, depuis des siècles, les chrétiens ouvrent leurs écoles aux élèves de toutes les confessions, riches ou pauvres. Il a rappelé que si le « choc des civilisations » annoncé par HUNTINGTON n’était pas une vaine menace, « c’est aussi la civilisation qui empêchera la guerre ». Par leur histoire et leur rôle dans l’éducation notamment, le message de civilisation que porte les chrétiens d’Orient est donc un ferment de paix. Pour Mme TABBARA, la volonté d’œuvrer pour une diversité respectueuse des minorités s’était jusqu’ici heurtée à l’absence de cadre. La citoyenneté qui émerge constitue néanmoins ce cadre et permet un dialogue fondé sur trois valeurs : diversité, dignité, fraternité. M.BRUCKNER a rappelé la phrase de Voltaire : « là où ne règne qu’une religion règne l’oppression ; là où il en règne deux règne la guerre civile ; là où règne une multitude de religions règne la liberté ». D’où le philosophe conclut qu’au Moyen-Orient, plus le christianisme sera fort, plus l’islam sera sage.
Constatant que les jeunes séminaristes se détournent de la philosophie, qui pourtant fonde le dialogue interreligieux, Mgr GOLLNISH a clos la table ronde par un appel, adressé plus largement à l’ensemble de l’assistance : « nous avons besoin d’un christianisme fort certes, mais nous avons surtout besoin de philosophie ! ».
Table ronde n°3 : « Comment construire une paix durable au Proche Orient ? »
Invitée par M. TABARD à s’exprimer sur les principales causes des dangers qui pèsent sur la région, Mme McALEESE a mis en lumière, par analogie avec l’Irlande, les risques qui naissent d’un mélange toxique du politique et du religieux. Elle a rappelé la permanence, à moindre intensité, des conflits religieux dans laquelle les deux Irlande sont empêtrées. Par exemple, elle a noté que les chrétiens réfugiés en Irlande se voient fréquemment interrogés sur leur appartenance à l’Eglise catholique ou protestante. Plus fondamentalement, les deux cultes seraient encore engagés dans une guerre du nombre : si les protestants y demeurent majoritaires, l’Irlande du Nord resterait britannique ; si les catholiques l’emportent, elle pourrait rejoindre l’Irlande du Sud. Mme. McALEESE constate que les religions ont été jusqu’ici plus clivantes que conciliantes. Prosélytes, les deux monothéismes principaux que sont l’islam et le catholicisme seraient naturellement concurrents et de cette concurrence naitraient des tensions. Pour éviter que celles-ci ne dégénèrent, il convient de surmonter la méfiance spontanée que les confessions ont vis-à-vis de leurs concurrentes, d’apprendre à se connaitre en interagissant; elle a appelé à une collaboration entre les « deux grandes religions » et mis l’accent sur les piliers que sont pour elle la Convention pour les Droits des Enfants et les Droits de l’Homme. Elle s’est félicitée de l’utilisation conjointe, par le Pape et le Grand Iman, du vocabulaire des droits de l’homme qui peut constituer un cadre de rencontre des différentes religions. Pour l’ancienne Présidente de la République Irlandaise, la progression du niveau de l’éducation en Occident est l’une des raisons de la remise en cause des religions. En tant que chrétienne, comme en tant que mère d’un fils homosexuel, elle considère que l’église n’est pas le bastion des droits humains qu’elle devrait être. Elle a, en conclusion, exprimé la conviction que l’adoption de ces droits est à la fois le cadre du dialogue interreligieux et la condition du maintien des religions et qu’il y a des efforts à déployer, au-delà du Proche Orient, dans toutes les parties du monde.
M. José-Maria AZNAR, rappelant qu’il serait vain de prétendre avoir la solution aux problèmes du Moyen-Orient, a tenu à rappeler le contexte géopolitique mondial qui détermine la nature des dangers à venir : le pivot vers l’Asie, ou l’abandon par les Etats-Unis du Moyen-Orient ; l’emprise progressive d’une Russie opportuniste ; le renouveau de la volonté impériale turque qui pourrait entrainer un conflit avec l’Arabie Saoudite ; l’Iran révolutionnaire qui désire exporter son modèle ; l’Egypte indécise ; Israël seul pays démocratique mais honnis de certains voisins. L’inconnue résiderait dans les ambitions de la Chine pour la région, et dans les conséquences de la concurrence à venir entre Chine et Etats-Unis. Dans ce contexte extrêmement complexe, les pays Européens n’auraient pas aujourd’hui de stratégie unie et cohérente pour la paix. Quant à la question des chrétiens d’orient, M. AZNAR s’est dit préoccupé par la seule question qui vaille : « combien étaient-ils hier ? Combien aujourd’hui ? Et demain ? ».
Interrogé sur la situation spécifique du Liban, M. Neemat FREM l’a jugée prévisible, nécessaire, et plus prometteuse qu’inquiétante. Un tel mouvement couvait selon lui depuis dix ans, et seule la grande résilience du peuple libanais explique qu’il ait tant tarder à s’exprimer. La situation du Liban depuis les années 1990 serait sensiblement la même qu’il y a un siècle. La juxtaposition des communautés n’aurait rien produit en commun au bénéfice de la nation. Ne négligeant pas l’importance des religions, il a constaté qu’une nouvelle idéologie émergeait : celle d’une vie à la fois familiale et productive, respectueuse de la nature – l’idéologie du bonheur individuel ? Ces aspirations se trouveraient en complet décalage avec les grands desseins dont se sont traditionnellement préoccupés les dirigeants politiques. Par ailleurs, M. FREM a insisté sur le fait que l’ « islam » n’existait déjà plus et que le schisme entre sunnites et chiites était consommé. S’il constate que cette situation mènera à une compétition, il pense que celle-ci peut se faire comme au Liban vers la modernité plutôt que le fondamentalisme. Son pays Liban étant le laboratoire politique du Proche-Orient, il s’est dit espérer l’extension de cette logique à toute la région.
Bruno RETAILLEAU a ensuite été invité à s’exprimer sur le rôle que pourrait jouer la France dans la construction de la paix. Reprenant à son compte l’analyse de M. VEDRINE, le sénateur a jugé que beaucoup d’erreur avaient été commises. Notamment, l’incapacité à choisir entre différents objectifs explique l’éviction de la France du jeu diplomatique. Aujourd’hui, la France pourrait commencer par réparer ces erreurs, en levant par exemple un embargo sur les médicaments dont la population souffre plus que les dignitaires du régime syrien. Par ailleurs, notre pays devrait cesser de s’aligner sur une ligne américaine, qui par ailleurs change incessamment, pour redevenir gaullien, et s’autoriser à parler avec tous les acteurs. L’Union Européenne, puissance humanitaire à défaut d’être une puissance diplomatique, pourrait participer au rétablissement de liens avec la région. Mais le sénateur a insisté sur le fait que, sans reconstruction immatérielle, des dizaines de milliards ne suffiraient pas à faire relever la tête à ces pays. La France, qui entretient des liens privilégiés avec certains pays, et dont le prestige est encore grand auprès de leurs habitants, a encore un rôle à jouer dans la paix.
Sur les conditions géopolitiques de la paix : se félicitant du volontarisme français, M. AZNAR a néanmoins émis des doutes sur l’efficacité réelle de toute action qui ne serait pas portée à l’échelle européenne. Il a par ailleurs regretté que la stratégie américaine soit dictée par les seuls intérêts d’Israël et émis l’idée qu’un accord de libre-échange entre l’Europe et le Moyen-Orient serait un bon moyen d’amorcer un dialogue. Trouvant intéressant le processus de Barcelone, il a néanmoins constaté que l’Union pour la Méditerranée demeurait un vœu pieu, et que la véritable solution devait venir des pays arabes eux-mêmes. M. RETAILLEAU a rappelé que le cadre étatique était protecteur et que son absence autorisait au contraire le règne de la loi du plus fort, ou du plus nombreux. D’où la nécessité de veiller à ne pas déstabiliser les Etats, comme les Etats-Unis l’ont fait à partir de 2003, puis par leur récent retrait. Il a finalement exprimé l’espoir que Fukuyama l’emporte sur Huntington, et que la volonté de vivre heureux transcende la seule fidélité communautaire.
La situation des religions dans les pays européens a vu s’opposer deux visions. Convaincue que les prochaines générations, plus éduquées, vivront dans une Europe postchrétienne et postislamique, Mme McALEESE a appelé les Eglises à un aggiornamento conforme à la pensée novatrice des droits de l’homme. Par exemple, celles-ci devraient cesser de recruter ses fidèles dès le plus jeune âge et laisser une plus grande place à la liberté religieuse. M. AZNAR s’est montré très circonspect face à cette idée. Il a tenu à rappeler que les religions, parce qu’elles s’intéressent entre autres à la question de la finitude de la vie sur terre, répondaient à un besoin fondamental des hommes. En cela, l’éducation religieuse est nécessaire et il serait illusoire, voire dangereux, d’en priver les enfants. Il conviendrait de les élever dans des systèmes culturels et religieux qui ont le mérite d’exister et de donner du sens, tout en s’assurant que ces systèmes soient ouverts au dialogue et à la diversité. Se disant plus préoccupé par la déchristianisation religieuse et culturelle de l’Europe que par la réislamisation du Moyen-Orient, M. AZNAR s’est demandé quel liant il resterait, sans l’héritage culturel chrétien, pour unir les individus en une société. Egalement préoccupé de l’« archipellisation » (Fourquet) sociale provoquée par l’érosion de la matrice catholique, M.RETAILLEAU a insisté sur la nécessité de créer du commun dans les pays européens, comme dans ceux du Moyen-Orient. Pour le Liban, M. FREM a préféré le modèle de l’« alliage » et du matériau composite à celui du melting pot américain.
Y a-t-il encore des raisons d’être optimiste ? Pour Mme McALEESE, l’espérance étant consubstantielle de la foi chrétienne, il est aisé et nécessaire de garder espoir. M. AZNAR, évoquant avec ironie son cas de « fossile » – 42 ans de mariage, 3 enfants, 8 petits-enfants – c’est demandé si l’espoir ne résidait pas dans la conservation des modèles qui lui permettent d’être transmis. M.FREM, confessant avoir pensé parfois que le Liban était malfaçonné dès l’origine, a tenu à communiquer l’espoir que son pays lui a rendu depuis. Confiant pour le Liban comme pour le reste de la région, M. RETAILLEAU a répondu en rappelant que l’espérance, fille de Noël, était comme écrivait Péguy : « une petite fille de rien du tout, mais qui peut tout ».
Conclusion du colloque par M. François Fillon
“Chers amis, c’est avec un immense plaisir que je vous retrouve. Que je retrouve toutes celles et tous ceux qui ne se résignent pas au fanatisme et à cette inquiétante montée des crispations identitaires. Toutes celles et ceux qui ont compris que dans ma bataille frontale contre le totalitarisme islamique livrée lors de l’élection présidentielle, je ne combattais pas une religion – car je les respecte toutes ! – non, je combattais une idéologie qui a pour mot d’ordre soumission ou disparition. Ensemble, nous savons que l’avenir de l’Occident et l’avenir de l’Orient sont intimement liés, et que le sort des chrétiens d’Orient et des autres minorités est le prélude de notre propre sort. Du fond du cœur, je remercie nos invités qui se sont investis dans ce colloque. Leurs échanges furent brillants, leurs témoignages émouvants. Je leur suis infiniment reconnaissant d’avoir saisi cette occasion pour éveiller, encore et encore, les consciences endormies. Je salue les personnes qui m’ont aidé à organiser cette journée avec des moyens bien sommaires. Elles se sont mobilisées par passion, par devoir aussi vis-à-vis de ces oubliés de l’Histoire que sont les chrétiens d’Orient. Merci au Sénat qui nous accueille, et merci singulièrement à Bruno Retailleau qui nous a apporté son concourt. Je ne sais si sa fidélité et son amitié relèvent de « l’ancien monde » mais ce qui est sûr c’est que ces vertus sont rares. Avec Bruno, nous avons déjà fait du chemin ensemble mais la route n’est jamais finie car il y a toujours des justes causes à défendre. J’ai quitté la scène politique mais je reste un citoyen qui aime son pays, et qui, pour lui, rêve d’unité nationale, de fraternité, de grandeur aussi car la France à genoux n’est pas la France. Je garde en moi le souvenir des 40 années d’engagement au service des Français. J’ai tout donné. J’aurais, pour vous, voulu faire mieux et plus encore… Maintenant, il ne faut pas ruminer le passé mais être utile autrement.
Parmi les multiples causes qui sont dignes d’être défendues, celle des chrétiens d’Orient m’a toujours touché. Sans doute parce que cette cause est, depuis longtemps, sans défenseur. On ne dira jamais assez combien les Etats européens et leurs élites furent silencieux et lâches devant la disparition progressive d’une des plus vieilles et des plus brillantes communautés du Moyen-Orient. Pourquoi encore cette cause ? Parce que je suis convaincu que le recul de l’intégrisme et la paix pour tous passent par la liberté de croire et la liberté de conscience. Naturellement il faut abattre le drapeau noir des terroristes mais nous devons vouloir plus que cela : nous devons vouloir la victoire du pluralisme ! A cet égard, le destin réservé aux chrétiens d’Orient est symbolique et décisif. Si cette communauté, désarmée, petite en nombre mais si majestueuse par sa culture devait être définitivement condamnée à la relégation ou au départ, alors ce serait l’espoir de la coexistence et de la liberté sous toutes ses formes qui serait saccagé. Par ricochet, les ponts déjà fragiles entre l’Orient et l’Occident seraient rompus.
Et puis, je ne puis mesurer le calvaire des chrétiens d’Orient sans éprouver quelques remords et beaucoup de colère face à toutes ces erreurs politiques et militaires commises par nos nations, Etats-Unis en tête. En Afghanistan, on chassa les soviétiques en réveillant le djihad. En Arabie Saoudite, le commerce du pétrole commanda notre silence sur l’influence grandissante du wahhabisme. En Irak on chassa une dictature en faisant place nette, non aux démocrates, mais à un califat moyenâgeux. En Syrie, faute de stratégie et de réalisme, on laissa aux Russes et aux Iraniens le pouvoir de dicter l’avenir de toute la région. J’ai pourtant maintes et maintes fois tiré le signal d’alarme, proposé une autre approche diplomatique… En vain ! Tandis que j’étais brocardé par les donneurs de leçons, Moscou et Téhéran avançaient leurs pions et Washington retirait les siens. Beau résultat ! Dans sa lancée, la Maison Blanche n’avait pourtant pas fini son désordre : vint le retrait de l’accord nucléaire avec l’Iran qui pousse ce pays vers la fuite en avant ; vint aussi la reconnaissance unilatérale de Jérusalem pour capitale, ce geste enterrant toute perspective de dialogue entre les parties… Quant aux forces kurdes, elles savent désormais ce que valent les accolades de l’Occident… Croyez-moi, dans cette région, celui qui est incapable de défendre ses alliés est incapable de se faire respecter des autres belligérants.
Au milieu de toutes ces erreurs, au cœur de tous ces orages, les chrétiens d’Orient furent les otages et parfois les complices obligés des régimes les plus durs, puis les victimes des islamistes qui leur promettaient le cercueil ou la valise. Ce n’est pas parce que l’Etat islamique est en voie d’être abattu que tout est réglé. Le venin du fondamentalisme agit toujours, et rappelons-le, l’intolérance n’est pas née avec Daesh même si l’oppression fut plus sanguinaire que jamais. A la vérité, les chrétiens d’Orient vivent en réprouvés, en humiliés, depuis des décennies, et ils ne sont pas les seuls car bien d’autres minorités, Yézidis, Mandéens, Shabaks, Turcomans, et j’en oublie sûrement, sont également tenues de vivre tête baissée. Voilà pourquoi, nous devons continuer de témoigner, voilà pourquoi nous devons, à notre mesure, agir.
Mon engagement ne date pas d’aujourd’hui. Depuis bien longtemps j’arpente le Moyen-Orient. Partout, de Beyrouth à Alexandrie, de Bagdad à Jérusalem, du Mont Nebo au monastère de Sainte-Catherine, j’y ai retrouvé les racines de notre civilisation européenne. Oui, nous avons des racines ! Oui, ces racines sont, pour une large part, chrétiennes ! Oui, le bassin méditerranéen, avec ses contours orientaux, fut l’un des berceaux de notre antiquité ! Pourquoi nier tout cela ? J’ai connu des émotions fortes, poignantes, lorsque j’ai rencontré, en 1985, la communauté chrétienne de Jezzine au sud Liban, assiégée depuis des mois par les Druzes, les Chiites et les Palestiniens. En 2008, c’était avec la communauté monastique de Sainte-Catherine dans le Sinaï. En décembre 2011, même émotion avec les coptes, après l’attentat de l’église Saint-Pierre et Saint-Paul du Caire. En 2014, à Erbil, j’allais à la rencontre des chrétiens de Mossoul et de la plaine de Ninive, naufragés du drame de l’invasion de leur territoire par l’état islamique en Irak et au levant. Deux ans plus tard, j’étais avec les héroïques forces kurdes sur la ligne de front à portée de canon de Mossoul. J’ai visité les camps de réfugiés où se mêlaient la détresse de toutes les communautés et les prières polyphoniques de toutes les religions. Je me souviens aussi, en 2015, du Cirque d’Hiver plein à craquer ; je me souviens de la force de notre engagement en faveur des chrétiens d’Orient. Et puis, cet été, à Beyrouth avec Vincent le représentant de l’Œuvre d’Orient au Liban, mais aussi à l’église Saint-Thomas de Sarcelles avec des centaines de jeunes chaldéens qui priaient dans la langue du Christ.
Mais toutes ces émotions, toutes ces rencontres et ces soutiens ne peuvent pas dissimuler un constat dramatique : non seulement la situation au Moyen-Orient ne s’est pas améliorée depuis trente ans mais les raisons d’espérer se sont réduites d’année en année. La question palestinienne, je l’ai dit, n’a jamais été aussi loin de trouver une issue positive. L’Irak, la Syrie et la Libye sont en proie au chaos, la guerre civile fait rage au Yémen, l’Egypte n’a pu échapper au totalitarisme islamique qu’en restaurant le régime autoritaire qu’elle avait fait tomber, et au Sahel les forces principalement françaises parviennent de plus en plus difficilement à contenir la poussée djihadiste malgré le comportement héroïque de nos soldats. L’affrontement entre les sunnites et les chiites a conduit à une escalade entre l’Iran et l’Arabie Saoudite qui porte en germe le risque d’une guerre régionale aux conséquences incalculables. L’influence occidentale n’a cessé de reculer au profit de la Russie, de l’Iran et de la Turquie qui sont désormais des acteurs majeurs dans la région. Les chrétiens d’Orient constituent un triste baromètre de cette dégradation continue de la situation. Ils paient lourdement chaque crise, chaque soubresaut de ce Moyen-Orient entré dans une éruption dont on ne voit plus l’issue. Ainsi en Egypte les coptes ce qui signifie les « égyptiens » en grec – c’est dire s’ils sont chez eux – après avoir connu une longue période de relative sécurité ont vu leurs conditions d’existence se dégrader à la fin de l’ère Moubarak quand le régime commençait à se fissurer sous les assauts des frères musulmans et les rêves d’une jeunesse aspirant à plus de liberté. Aujourd’hui les chrétiens d’Orient ne sont en sécurité nulle part à l’exception de la Jordanie, d’Israël et du Liban, même si dans ce dernier pays l’affrontement entre chiites et sunnites et le pourrissement de la question palestinienne menacent à terme leur existence. En Arabie Saoudite, au Qatar ou au Koweït, les chrétiens ne sont pas des citoyens à part entière. En Turquie, les congrégations religieuses se voient déposséder progressivement de leurs biens et avec eux des moyens de faire vivre leur foi dans cette grande nation qui ambitionne pourtant de rejoindre l’Union Européenne.
L’une des lignes de force de cette évolution de la région, c’est le repli communautaire, repli sectaire, exclusif. Sous la pression des fondamentalistes, la question religieuse s’est imposée au débat politique. Des états religieux, avec une intensité variable, ont balayé toutes les tentatives qui, d’Ata Turk à Nasser, visaient à laïciser l’Etat pour assurer sa neutralité à l’égard des confessions. L’Islam semble avoir totalement délaissé la voie modernisatrice que lui avait proposé Mohamed Abduh, ce grand théologien du XIXème siècle, qui insistait sur l’existence du libre arbitre et qui prêchait l’amitié interreligieuse. Et pourtant, il existe dans les profondeurs de ces sociétés une soif de vie, une soif d’amitié, et l’on trouve parmi les érudits et théologiens des hommes de concorde qui ne divisent pas les communautés et les religions du Livre. L’œcuménisme est l’une des voies de la réconciliation. Et je le dis ici : la foi n’est pas l’adversaire de la paix, c’est la foi intransigeante et politisée qui l’est !
L’Europe n’a jamais placé le sort des chrétiens d’Orient aux premiers rangs de ses priorités. Parce qu’ils sont trop minoritaires. Parce que la dépendance énergétique de l’Europe lui imposait de protéger ses sources d’approvisionnements. Parce que l’Europe a mauvaise conscience en raison de sa lourde responsabilité dans les conflits qui ravagent le Moyen-Orient depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Par ignorance aussi : combien de fois ai-je entendu des commentateurs parler des chrétiens d’Orient comme s’ils étaient des descendants des croisés, des colonisateurs venus d’occident alors qu’ils étaient en Egypte, en Syrie ou en Irak avant que l’islam ne s’y établisse ! Pourtant cela n’est pas tant parce qu’ils sont chrétiens que l’Europe doit les défendre, c’est parce qu’ils sont persécutés et que leur éviction du Moyen-Orient pourrait bien participer au déclenchement d’un conflit de civilisation que les islamistes font tout pour provoquer. En 2015, j’ai eu l’occasion de m’entretenir à Téhéran avec l’Ayatollah Rafsandjani. Alors que nous évoquions la question palestinienne, l’ancien président iranien me dit : « Les juifs doivent partir. Ils n’ont rien à faire en Palestine ». Comme je lui faisais remarquer qu’ils y étaient déjà il y a deux mille ans, il me répondit : « Il y a cinq mille ans nous étions en Inde, nous n’allons pas y retourner ». Cette réponse me laissa sans voix ! Sans peser tous mes mots, je lui rétorquai : «si vous continuez comme cela, si vous chassez les chrétiens d’Orient, si vous chassez les juifs de chez eux, un jour les européens voudront mettre les musulmans dehors ».
Cette réponse brutale, aux allures de choc des civilisations, est un mauvais résumé du scénario du pire qui se met lentement en place sous nos yeux. Les attentats islamistes, les provocations des fondamentalistes, l’immigration incontrôlée dont la guerre et l’insécurité sont une des causes, pourraient inévitablement entraîner des violences en retour. Le Moyen-Orient en tirera-t-il des bénéfices ? Évidemment non. Comment croire que la paix sera plus facile à construire quand la plupart des Etats de la région seront religieux et forcément sectaires puisqu’excluant par leur seule définition toutes les autres communautés ? En réalité la paix au Moyen-Orient ne peut se construire que sur le respect des différences, sur la tolérance, la liberté religieuse, la liberté de conscience. La présence fragile des communautés chrétiennes dont l’origine remonte à la nuit des temps est une des clés de cette paix. Comme celle de toutes les autres minorités qui doivent pouvoir accéder aux mêmes droits civiques, à la même sécurité pour leur famille que les membres de la communauté majoritaire. Les chrétiens ont longtemps vécu en paix en Syrie ou en Irak. Ont-ils jamais été une menace pour les autres religions ou pour les pouvoirs en place ? Pourquoi alors s’en prendre aujourd’hui à eux ? Parce qu’ils sont les boucs émissaires d’une radicalisation de l’islam instrumentalisé par ceux qui veulent imposer par la force, la violence, un régime politique qui n’a rien à voir ni à faire avec la religion mais tout à voir avec la conquête du pouvoir et l’assouvissement des pires instincts humains. Vous me direz que les européens n’ont pas de leçons de tolérance à donner, eux qui ont inventé les guerres de religions, brûlé les hérétiques en place publique et perpétré avec la Shoah le plus grand génocide de l’Histoire…Mais nous avons appris de nos erreurs, nous avons payé le prix de nos fautes. Nous sommes de vieilles nations, fatiguées d’avoir voulu dominer le monde. Nous avons acquis une sagesse ou du moins un réalisme qui nous permet aujourd’hui de proposer une autre voie que celle du choc des civilisations, une autre voie que celle de la compétition pour la domination du monde que nous propose l’Amérique et la Chine.
Cette voie passe par le Moyen-Orient. Parce qu’est c’est le berceau de notre civilisation. Parce que c’est notre responsabilité historique. Parce que nous sommes unis par la Méditerranée. Parce que c’est à notre porte et qu’aucun mur ne nous protégera des drames du Moyen-Orient.
Ce que je veux faire aujourd’hui avec cette rencontre et avec « Agir pour la paix avec les chrétiens d’Orient », c’est participer à la prise de conscience, en Europe et au Moyen-Orient, des enjeux du maintien des chrétiens chez eux, dans leurs villages dans leurs maisons, dans leurs églises de la plaine de Ninive à la vallée du Nil et de la Turquie au golfe persique. Aux côtés d’autres associations, auprès d’autres voix plus fortes que la mienne, nous voulons créer une force de pression sur les gouvernements européens pour les rappeler à leurs responsabilités. Nous voulons être les auxiliaires, les porte-voix du travail humanitaire exemplaire accompli par l’œuvre d’Orient, mais aussi par toutes les ONG qui agissent pour venir en aide aux oubliés, aux persécutés. Il faut reconstruire des villages, éduquer les enfants, soigner, développer des emplois… Nous sommes prêts à nous associer à cette tâche concrète mais immense.
En Irak, nous allons apporter dès cette année notre pierre au financement de la construction en cours d’un collège ouvert à toutes les confessions, à Qaraqosh dans la plaine de Ninive, pour accueillir les 500 élèves qui sortent de l’école primaire réouverte par les sœurs dominicaines en 2018. En Syrie, nous financerons plusieurs micro-projets d’activités économiques étudiés et portés par le HOPE CENTER d’Alep, organisation œcuménique crée début 2018 dans le but de reconstruire progressivement une activité et une vie sociale pour permettre aux familles chrétiennes de revenir vivre chez elles à Alep. En 2020 et sur le long terme, nous apporterons notre soutien à l’ambitieux projet lancé par Monseigneur Mirkis et désormais porté par l’Œuvre d’Orient, d’attribution de bourses pour permettre aux étudiants chrétiens et yézidis, garçons et filles, de poursuivre leurs études à l’Université de Mossoul où leurs conditions de vie sont toujours très difficiles. Ces futurs jeunes diplômés se préparent à être médecins, ingénieurs, enseignants, architectes… Ils sont l’avenir de leur pays.
Nous sentons bien, Mesdames et Messieurs, que derrière le combat pour les chrétiens d’Orient se profile le combat du respect pour tous les autres : respect des minorités religieuses, respect des intellectuels qui n’oublient pas Averroès, respect des femmes qui rêvent d’égalité, respect des musulmans qui veulent s’affranchir des conflits religieux, respect aussi des hommes de foi qui croient à la richesse du dialogue œcuménique. Prendre le parti de la diversité c’est ainsi prendre le parti de toutes celles et tous ceux qui aspirent à une société plus tolérante, plus ouverte. Et le jour où cette société s’éveillera, alors le spectre du choc des civilisations s’éloignera. Un nouveau départ s’annoncera entre l’Orient et l’Occident.
« C’est un rêve », diront les sceptiques ! Non, c’est un projet ! C’est le projet des hommes de bien qui savent que contre le fanatisme l’épée peut certes nous défendre, mais c’est bien la révolution des esprits et des cœurs qui fera la paix.